Thèse de Marion Cina

ED372 Sciences économiques et de gestion

L’institution imaginaire de l’organisation : le cas des significations imaginaires de la conception dans un bureau d’études en génie civil

par Marion Cina

Sous la direction de Claude Paraponaris LEST - AMU

-
Soutenue 

Résumé

Dans un contexte où l’injonction à innover est forte, mais dans lequel les enjeux économiques et les enjeux créatifs sont en tension constante (Lampel et al., 2000 ; De Fillippi et al., 2007 ; Leclair, 2017, 2018), les normes de standardisation se multiplient et l’esprit créatif des individus s’érode (Holford, 2019).
L’objectif de notre étude est d’offrir une nouvelle grille de lecture pour la créativité dans les organisations. Souvent considérée comme un but à atteindre par le biais de méthodes, nous préférons considérer la créativité comme inhérente à l’humain, et continue. Ainsi la créativité – construction imaginaire humaine permanente – peut aussi bien conduire au développement de nouveautés, qu’au maintien d’une structure déjà bien établie.
Cette manière d’envisager la créativité nous est inspirée par l’imaginaire tel que développé par Cornelius Castoriadis dans l’une de ses oeuvres majeures, L’institution imaginaire de la société (1975). L’auteur y définit trois aspects de l’imaginaire : l’institué, le radical et l’instituant. L’institué représente tout ce qui est établi d’après un imaginaire plus ancien ; le radical représente le potentiel imaginaire individuel, duquel peut émaner la nouveauté ; l’instituant est le processus imaginaire continu de transformation des choses au cours du temps, dans la négociation entre l’institué et le radical.
Selon nous, ce triple aspect permet une lecture holistique de la créativité en sciences de gestion, par la conciliation de différentes approches et le recoupement de certaines notions clefs. Ainsi, nous faisons correspondre :
- les normes et les règles organisationnelles avec l’imaginaire institué,
- la création individuelle avec l’imaginaire radical,
- la créativité avec l’imaginaire instituant.

Notre travail éprouve ensuite notre modèle théorique en pratique, par le biais d’une démarche de recherche appliquée dans un bureau d’études en ingénierie civile.
Cette étude qualitative relève d’une ethnographie d’entreprise, en immersion d’un an dans l’entreprise, pendant laquelle nous avons procédé à une clinique de l’activité de conception, et avons conduit 44 entretiens – non-directifs puis semi-directifs – auprès des ingénieurs-concepteurs (généralistes, géotechniciens, hydrauliciens, chefs de chantier, paysagistes, projeteurs et dessinateurs).

Nos résultats, que nous présentons sous forme narrative puis de façon plus thématique, aboutissent à représenter visuellement l’imaginaire instituant du bureau d’études, c’est-à-dire sa créativité au cours du temps, laquelle s’incarne dans les gestes de la conception et dans le travail des ingénieurs-concepteurs.
Ce dernier, d’après notre perspective historique, de 1972 à 2021, globalement :
- est plus rapide du fait de délais plus serrés,
- est moins sensible du fait de l’utilisation généralisée de l’outil informatique,
- s’éloigne de ses aspects créatifs et perd la conscience de concevoir.
Nous dégageons ensuite quatre axes de discussion. Premièrement, nous
remarquons un imaginaire institué parfois si marqué dans les organisations, qu’il s’avère contraignant pour les imaginaires radicaux individuels. Dans un deuxième temps, nous admettons l’importance des équipements techniques et de gestion – porteurs d’institué – pour penser la créativité. Troisièmement, nous discutons de l’évolution du travail de conception et faisons état de la puissance des logiciels que les ingénieurs-concepteurs utilisent dans leurs activités. Enfin, nous relevons la force sensorielle des métiers de conception, et proposons de reconsidérer les imaginaires radicaux des ingénieurs concepteurs en vue de découvrir leur pleine envergure créative.

 

Abstract
In a context where the injunction to innovate is strong, but in which economic and creative issues are in constant tension (Lampel et al., 2000; De Fillippi et al., 2007; Leclair, 2017, 2018), standardization norms are multiplying and the creative spirit of individuals is eroding (Holford, 2019).
The purpose of our study is to offer a new lens for creativity in organizations. Often viewed as a goal to be achieved through methods, we prefer to view creativity as inherent to humans, and ongoing. Thus creativity - a permanent human imaginary construction - can lead to the development of new things, as well as to the maintenance of an already established structure.
This way of considering creativity is inspired by the imaginary as developed by Cornelius Castoriadis in one of his major works, The Imaginary Institution of Society (1975). The author defines three aspects of the imaginary: the instituted, the radical and the instituting. The instituted represents all that is established according to an older imaginary; the radical represents the individual imaginary potential, from which novelty can emanate; the instituting is the continuous imaginary process of transformation of things in the course of time, in the negotiation between the instituted and the radical.
In our opinion, this triple aspect allows for a holistic reading of creativity in management sciences, through the reconciliation of different approaches and the overlapping of certain key notions. Thus, we match:
- organizational norms and rules with the instituted imaginary,
- individual creation with the radical imaginary,
- creativity with the instituting imaginary.

Our work then tests our theoretical model in practice, through an applied research approach in a civil engineering design office.
This qualitative study is an ethnography of the company, during which we
conducted a clinical study of the design activity and 44 interviews - non-directive and then semi-directive - with the design engineers (generalists, geotechnicians, hydraulic engineers, site managers, landscape architects, designers and draftsmen).
Our results, which we present in narrative form and then in a more thematic way, result in a visual representation of the imaginary instituting of the design office, i.e. its creativity over time, which is embodied in the design gestures and in the work of the design engineers.

According to our historical perspective, from 1972 to 2021, the latter is, overall:
- is faster because of tighter deadlines,
- is less sensitive because of the generalized use of the computer tool,
- is moving away from its creative aspects and is losing the awareness of designing.

We then identify four axes of discussion. Firstly, we note an instituted imaginary sometimes so marked in organizations, that it proves to be constraining for individual radical imaginary. Second, we acknowledge the importance of technical and managerial equipment - bearers of the instituted - for thinking about creativity. Thirdly, we discuss the evolution of design work and point out the power of the software that design engineers use in their activities. Finally, we note the sensory power of design work, and propose to reconsider the radical imaginings of design engineers in order to discover their full creative scope.