Je Travail Gratuit

Qui encaisse le travail gratuit ?

Journée d'études

Coordination

Exploitations, adhésions et résistances au sein du monde associatif

Cette journée d’étude propose d’étudier les processus de gratuitisation du travail spécifiquement à l’œuvre dans le secteur des associations et des ONGs. D’abord, car celui-ci est historiquement et structurellement caractérisé par le recours au travail non rémunéré aux côtés de statuts d’emploi diversifiés. Ensuite, parce qu’il a été, et demeure, le relais privilégié de politiques publiques d’(in)employabilité. Nous proposons ainsi de saisir le monde associatif comme un vaste laboratoire de mise au travail gratuit observable dans différents domaines (sport, éducation, santé, social, humanitaire).

Argumentaire

Bénévolat, volontariat, workfare, service civique, stages, “activation” des usager×e×s de l’aide sociale : le travail gratuit revêt aujourd’hui de nombreux visages. Ce concept désigne des activités productives et reproductives non rémunérées et non contraintes (Beverungen et al., 2015) auxquelles ont recourt une multiplicité d’organisations publiques et privées, avec ou sans but lucratif ; elles y sont largement incitées par des politiques nationales et internationales. Ces "processus de gratuitisation" du travail (De Angelis et De Luigi, 2018 ; Simonet, 2018) rendent possible la réalisation d’économies, voire de profits significatifs dans les sociétés capitalistes contemporaines (Da Silva et Molinier, 2021). Ils contribuent aussi à jeter le trouble sur les usages sociaux de la catégorie de pensée « travail » et sur ses frontières (Dujarier, 2021 ; Krinsky et Simonet 2012).

Cette journée d’étude propose d’étudier les processus de gratuitisation du travail spécifiquement à l'œuvre dans le secteur des associations et des ONGs. D’abord, car celui-ci est historiquement et structurellement caractérisé par le recours au travail non rémunéré aux côtés de statuts d’emploi diversifiés (Hély, 2012 ; Muehlebach, 2012). Ensuite, parce qu’il a été et demeure le relais privilégié de politiques publiques d’(in)employabilité (Ihaddadene, 2018a). Nous proposons ainsi de saisir le monde associatif comme un vaste laboratoire de mise au travail gratuit observable dans différents domaines (sport, éducation, santé, social, humanitaire) (Zalzett et Fihn, 2020).

Les processus de gratuitisation dans ce secteur sont généralement façonnés par des dispositifs dits d’activation, d’insertion ou d’intégration, ces termes constituant un important registre de légitimation de la non rémunération. Dans un contexte de néolibéralisation des politiques publiques, les organisations sans but lucratif sont mobilisées comme des « partenaires » de l’État pour produire des services qui lui étaient auparavant dévolus. Ce faisant, elles sont prises dans des logiques de managérialisation et de professionnalisation qui transforment leurs missions et leur organisation du travail (Hély, 2009 ; Dussuet et Flahault, 2013). Dans le même temps, elles deviennent les promotrices de la mise au travail gratuit de populations construites comme vulnérables, qu’il s’agit d’“activer”, d’“intégrer” au monde professionnel (Gérome, 2017) ou d’inciter à l’engagement civique et à la participation citoyenne (Palomares et Rabaud, 2006).

Destinés aux "jeunes", aux demandeurs.ses d'asile, aux "migrant·es à risque d'exploitation" ou aux "victimes de traite", ces programmes contribuent à l’assignation de personnes minoritaires - c’est-à-dire, en situation de moindre pouvoir (Guillaumin, 1985) - à des formes multiples de “travail dévalorisé” (Falquet, 2009 ; Talbot, 2017). Parmi celles-ci, on compte des dispositifs tels que le bénévolat et les travaux d'utilité publique (Aubry, 2019 ; Di Cecco, 2021a), le volontariat et les services civiques dans des associations (Drif, 2018 ; Ihaddadenne, 2018b), les apprentissages dans des ONGs ou des entreprises privées (Miramond, 2021). Dans ces domaines, l’État et le secteur associatif co-produisent à la fois la dévaluation du travail effectué et sa gratuité, en fabriquant ainsi une main-d'œuvre subalterne (Keyhani, 2020) et bon marché. La construction de la non-qualification (Scrinzi, 2013) et de la corvéabilité de ces populations apparaît ainsi intimement liée à des processus de minorisation sociale, raciale et sexuelle.

Issue d’une volonté de réflexion conjointe entre trois réseaux thématiques de l’Association Française de Sociologie – les RT 35 (sociologie des mondes associatifs), 16 (sociologie clinique) et 24 (genre, classe, race. Rapports sociaux et construction de l’altérité) – cette journée d’étude se propose d’interroger les ressorts de la mise au travail gratuit dans le monde associatif au prisme des rapports sociaux de pouvoir. En particulier, elle entend mettre l’accent sur ses effets, d’un côté pour les institutions qui en « encaissent » les bénéfices, de l’autre pour les individus qui l’« encaissent » et dont la force de travail est exploitée. Il s’agira d’explorer, dans une perspective sociologique, anthropologique, économique ou historique, les dynamiques de gratuitisation du travail associatif observables en France ainsi que dans d’autres contextes nationaux. Les propositions, qui expliciteront leur ancrage méthodologique, pourront également présenter une perspective comparative. Elles pourront s’inscrire dans l’un des trois axes suivants :

Axe 1 : Qui profite du travail gratuit et comment ?

Ce premier axe sera consacré à l'étude des institutions et organisations qui façonnent et impulsent les politiques de mises au travail gratuit à l'œuvre dans le secteur associatif - entreprises, collectivités locales, États, organisations internationales, associations et ONGs elles-mêmes - en se focalisant sur les coûts et les avantages de la gratuitisation. D’un point de vue institutionnel, quels bénéfices matériels ou symboliques en sont retirés, à quelles échelles et selon quelles temporalités ?

La quantification économique du travail gratuit soulève des problématiques depuis longtemps débattues dans le cas du travail domestique et de soin (d'Albis et al., 2016 ; Joseph, 2019), par exemple le choix de mesure en unités monétaires ou temporelles (Legarreta Iza, 2009). Dans le monde associatif, les processus de gratuitisation du travail engendrent des coûts et bénéfices visibles et invisibles (Carrasco, 2007), intégrés à une chaîne de valeur parfois complexe, à l'image du digital labor et des plateformes numérisées (Casilli, 2015 ; Dujarier 2016).

Il est d’abord possible de s’interroger sur les économies, voire les profits réalisés par les associations qui mobilisent des travailleurs-ses non rémunéré×e×s, en incluant dans l’analyse les entreprises privées et les services de l’État susceptibles d’en tirer des avantages indirects. Quels sont les mécanismes concrets, dans un secteur ou au sein d’une organisation particulière, de substitution du travail rémunéré par le travail gratuit ? Au-delà de la substitution pure et simple, quelles autres modalités de valorisation du travail gratuit sont développées dans et par le monde associatif ? Par exemple, à qui profite la publicisation de la participation de certaines organisations à l'"insertion" ou l'intégration" des individus les plus précaires ? Il sera également important d’explorer les liens qui peuvent exister entre les stratégies de gratuitisation et des dynamiques plus vastes, marquées par des restructurations budgétaires, des “politiques d'austérité" et des réformes néolibérales (Coin, 2017 ; Krinsky et Simonet, 2017).

En retour, l'on peut s’interroger sur les coûts engendrés par la mise en œuvre de programmes de travail gratuit et, partant, questionner le prix du contrôle ou de la domination des minoritaires – au sens que donne Colette Guillaumin à ce terme (1985) – mis·es au travail. Poser la question du “prix du travail gratuit” associatif permet d’interroger non seulement le coût économique des équipements, de l’encadrement, de la surveillance ou des formations nécessaires à sa mise en œuvre, mais encore son “prix politique” (Di Cecco, 2021b) pour la constellation d’acteurs publics comme privés qui la soutiennent.

Enfin, il est possible d’appréhender les dynamiques de gratuitisation dans le monde associatif en s’intéressant aux liens que celles-ci peuvent entretenir avec la circulation d’idées et de modèles issus d’autres domaines. Certaines études ont analysé les effets de l’importation des logiques entrepreneuriales et de management issues du secteur privé sur l’organisation du travail associatif (Molina, 2014 ; Evans, Richmond et Shields, 2005). Sous quelles conditions ces formes de "commercialisation des pratiques associatives" (Delalieux, 2010) coïncident-elles avec une substitution du travail rémunéré par le travail gratuit, plutôt qu'amener à des processus de salarisation et professionnalisation (Dussuet et Flahault, 2010 ; Ihaddadene 2021) ? 

Axe 2 : Qui travaille gratuitement, pourquoi et à quel coût ?

Ce second axe vise à questionner les contraintes et bénéfices liés au travail gratuit à l'échelle des individus ou des groupes sociaux qui réalisent concrètement les activités non rémunérées dans les associations et les ONG. Il s'agira d'interroger – au prisme des rapports sociaux, notamment de sexe, de race et de classe – les variations en matière d'injonctions à travailler gratuitement (quels groupes sociaux font l’objet de politiques et d’incitations formelles ou informelles à s’engager sans rétribution ?), de degré de gratuitisation du travail (les tâches effectuées sont-elles complètement gratuites, ou des modalités de rémunération, symboliques ou matérielles sont-elles prévues ?) ainsi qu'en termes de valorisation et/ou d’appropriation de l’activité effectuée (comment le travail gratuit est-il mis en valeur ou investi par les travailleurs-ses non rémunéré×e×s eux/elles-mêmes ?).

La répartition des statuts et des missions entre organisations, mais aussi en leur sein pourra être explorée. Par exemple, dans certaines institutions, un même travail peut être effectué par des salarié×e×s, des contrats aidés, des stagiaires, des volontaires en service civique, des bénévoles ; ces multiples statuts sont inégalement accessibles selon les trajectoires et caractéristiques psychosociales des individus.

Les réflexions relatives à la valorisation matérielle et symbolique différenciée du travail gratuit sont également bienvenues. Pour certain×e×s, la valorisation symbolique est la contrepartie d'un engagement dont le "désintéressement" est mis en avant : on peut par exemple penser au mécénat d'entreprise, qui peut générer des gains pour les « bénévoles » en termes de capital social (Bory, 2008) ; pour d'autres, la gratuité est justifiée par d'hypothétiques gains de "compétences" ou d’"employabilité", une "économie politique de la promesse" (Bascetta et Allegri, 2015) qui touche les secteurs précarisés en particulier et est vécue sur le mode de la contrainte.

On pourra enfin réfléchir aux articulations et continuités entre le travail gratuitisé et les autres formes de travail dans les emplois du temps des personnes et leurs parcours biographiques (Taylor, 2004), par exemple en mettant en évidence les conditions sociales et matérielles d'engagement dans certaines formes de travail gratuit (Cartier et al., 2021) ; ou en explorant les effets individuels du travail gratuit dans le temps long, dans une perspective longitudinale.

Axe 3 : Résistances et voies de dégagement

Cette journée d’étude se propose enfin de penser la résistance au travail gratuit du point de vue de ses formes (actes symboliques, grèves, sabotage, action collective...), de ses visées politiques et des subjectivités qui la façonnent. Prolongeant sur le terrain associatif le dialogue entamé par Rose-Myrlie Joseph entre sociologie des rapports sociaux et sociologie clinique (2015), cet axe invite à penser les négociations, écarts et tactiques que les sujets et sujettes assignées au travail gratuit déploient dans le secteur des associations et des ONG pour changer leurs vécus. Plutôt que de renversement des rapports sociaux, l’on pourra explorer les modalités multiples de contournement des oppressions, en gardant à l’esprit que « céder peut vouloir dire avoir conscience de la domination, mais l’accepter (provisoirement) comme voie de sortie » (Moujoud, 2007 : 459).

Il s’agit ainsi d’étudier les temporalités du désengagement du travail gratuit dans le monde associatif, en l’inscrivant dans les trajectoires individuelles, les processus de subjectivation et les rapports de pouvoir qu’ils mettent en jeu. L’on se propose de décliner les résistances à l’assignation au travail gratuit dans les associations et ONG selon quatre modalités. D’abord, celle des usages tactiques qui en sont faits, articulant un engagement volontaire dans ces programmes, une distance à l’égard des récits qui les légitiment et l’espoir d’accéder à travers eux à certaines ressources symboliques et matérielles. Quelles re-significations, quels “textes cachés” - hidden scripts (Scott, 1990) informent l’”adhésion relative” d’individus au travail gratuit (Di Cecco, 2021b) ? Quels sont les modes de réappropriation et de détournement des dispositifs de travail non rémunéré par celles et ceux qui les investissent ?

Une deuxième forme d’obstruction, souvent diffuse et silencieuse, réside dans le refus, l’esquive ou l’abandon des formes de travail gratuit que le secteur des associations et des ONG déploie auprès de ses employé×e×s, volontaires et/ou bénéficiaires. Dans quels contextes, à quels coûts et surtout pour qui l’option de la désaffection, ou de l’exit, pour reprendre la conceptualisation d’Albert Hirschman (1870), est-elle possible ? Quels mécanismes maintiennent ces désengagements dans la sphère infrapolitique (Scott, 1990), et dans quelles conditions peuvent-elles acquérir une dimension publique ?

Une troisième voie de dégagement du travail gratuit se fait jour à travers ce qu’Hirschman formule comme l’option voice, soit la prise de parole. Tout en participant aux programmes, des individus font émerger différents discours critiques à l’encontre des travaux non rémunérés qui leur sont assignés dans le secteur associatif. Quelle est la grammaire de ces oppositions explicites au travail gratuit ? Procèdent-elles de volontés de réformes internes aux structures associatives, de mise en cause des régimes justificatoires et/ou discriminatoires mobilisés en leur sein, de revendications de dignité personnelle ?

Une dernière modalité concerne les luttes collectives engagées contre le travail gratuit dans le secteur des associations et des ONG, telles que les revendications pour l’octroi d’un salaire, la rémunération de stages, mais aussi les mobilisations pour la dénaturalisation de la gratuité (Kergoat et al., 1992). Il s’agit ici d’étudier les conditions de politisation du travail gratuit, dans un contexte de mobilisation hautement improbable, puisque concernant des activités engagées de façon “volontaire”.

 

Comité d’organisation

  • Édouard Robin, Margaux Trarieux, Delphine Vincenot (RT16)
  • Simone di Cecco, Anouck Manez, Estelle Miramond (RT24)
  • Agnès Aubry, Emily Lopez Puyol, Alice Pavie (RT35)

Comité scientifique

  • Thierry Berthet,
  • Anne Bory,
  • Sébastien Chauvin,
  • Marie-Anne Dujarier,
  • Xavier Dunezat,
  • Marie-Christine Félix,
  • Camille Hamidi,
  • Matthieu Hély,
  • Florence Ihaddadene
  • Francis Lebon,
  • Delphine Mercier,
  • Alain Morice,
  • Aude Rabaud,
  • Nicolas Sembel,
  • Maud Simonet.

 

Séance passée pour Je Travail Gratuit

Équipe

Comité scientifique