Inclure par l'art

Inclure par l’art. Normativités, handicaps, pédagogie

Journée d'études

Coordination

Il est peu dire aujourd’hui que l’art n’est plus uniquement produit dans des lieux spécifiquement conçus à cet effet. De nombreux « projets » artistiques sont menés, dans le cadre scolaire par exemple, produits des programmes d’éducation artistique et culturelle (Eloy & al. ; 2021). Dans le champ médico-social, des artistes partagent la scène auprès d’enfants déclarés handicapés mentaux (Bancilhon ; 2018) ou bien ce sont les aides soignantes elles-mêmes qui animent des ateliers de peinture avec des personnes âgées (Loffeier ; 2013).
Ces projets font ainsi la part belle aux notions de « créativité », d’« imaginaire », d’ « expression de soi », d’ « authenticité » (Gardou ; 2012 ; pp. 85-120). En s’adossant à la critique des prises en charge paternalistes (Oury ; 1972, Zafiropoulos ; 1981),  qui suggère que l’exclusion des personnes dites « vulnérables » est le produit de l’imposition de programmes et de procédures standardisés niant la diversité des fonctionnements humains, l’activité artistique apparaît, a contrario, être disposée « par nature » (Passeron ; 2006 ; p. 463) à répondre aux objectifs de la logique inclusive en s’attachant à s’adapter aux singularités de chacun, et à libérer l’expression latente de personnes et d’enfants qui ne sont plus incapables, mais atypiques (Ebersold ; Dupont ; 2019).
Nous nous intéresserons en premier lieu à la conception de l’art qui sous-tend la mise en place de ces politiques dites inclusives. Elle entend mettre en perspective une certaine idée de l’art qui émerge au début du XXème siècle, souvent associée à la pureté enfantine (Bonnery ; Renard ; 2013). Cette perception de l’activité artistique sera également discutée au regard du déplacement des représentations collectives autour du couple normal/pathologique, qui s’est trouvé bousculé par la montée en puissance de l’idéal-normatif de la valeur d’autonomie dans de multiples champs sociaux  (Dürler ; 2015, Lahire ; 2001, Monchatre ; 2004, Astier ; 2007, Duvoux ; 2009,Fainzang ; 2012,) et qui s’incarne aujourd’hui au travers de la figure de l’autiste de haut-niveau (Chamak ; 2021).
 Si percevoir la personne dite handicapée, non plus au regard de son manque et de sa déficience, mais à partir de son potentiel caché (Ehrenberg ; 2020) constitue à maints égards un acte de reconnaissance d’inspiration démocratique, certains discours se référant aux neurosciences, désireux d’inverser le stigmate, prennent le risque de se teinter d’essentialisme (Davies ; 1994). Des acteurs économiques dominants, comme le MEDEF, en viennent eux aussi à valoriser cette figure de l’avantage de « l’handicapé talentueux », d’un être disposant de ressources aux compétences singulières qui seraient sont sous-utilisées sur le marché du travail (par exemple : https://www.talents-handicap.com). Or ce « sens commun savant » (Champagne, 1990) qui, dans un élan humaniste teinté de misérabilisme (Grignon, Passeron, 1989), mythifie les réussites improbables des Stephen Hawkins, Greta Thunberg, Andrea Boccelli…  tend à faire renaître à nouveau frais la thématique du « don personnel ».  Si l’on ne peut que se réjouir de ses réussites professionnelles et dudit « retournement du stigmate », les sciences sociales nous invitent à questionner leurs ressorts sociaux, les dispositions ainsi que les environnement sociaux des individus. En rapportant ces trajectoires à l’agency des acteurs, à leur « capacité à se dépasser, l’on s’empêche de révéler les plis de l’action, si ce n’est à les rabattre sur le talent.
Par ailleurs, cette valorisation du travailleur autonome, responsable, maximisant son employabilité et ses ressources créatives au profit d’une organisation de travail qui attend de lui qu’il s’implique de lui-même est connexe aux méthodes pédagogiques socio-constructivistes que l’on retrouve dans le champ scolaire. La liberté d’initiative, la réflexivité, l’esprit de découverte sont ainsi largement mis en avant par des professionnels soucieux de favoriser la construction du savoir en les arrimant sur les goûts « personnels » des enfants (Garcia ; 2013, Dürler ; 2015)
Des travaux de recherche, notamment en sociologie de l’éducation, montrent pourtant que les discours et les pratiques pédagogiques de l’art centrés autour de la « liberté expressive », de la « capacité créative » de l’enfant peuvent ainsi être à l’origine de malentendus (Bautier & Rayou ; 2009) et occulter les supports sociaux qu’ils exigent implicitement (Lahire ; 2019). En faisant dépendre l’acte créatif des compétences décisionnelles et de la volonté personnelle de l’enfant, la déviance, elle-aussi, prend des formes davantage psychologisées (Morel ; 2014).
Dans le cadre de cette journée d’étude, il s’agira donc de questionner, dans un format court afin de favoriser les échanges et la discussion, l’ambiguïté que recouvre cette volonté d’inclusion par l’art au prisme d’une normativité centrée autour de la singularité et du potentiel créatif. En mettant en perspective son épaisseur historique (Cf. Di Liberti) et ses ressorts sociaux (Cf. Lebouc & Vitale), mais aussi en mettant en parallèle les évolutions récentes du champ du handicap avec celles qui ont cours aussi bien dans le champ scolaire (Cf. Dürler) que dans le champ du médico-social (Cf. Lambert, Loffeier & Poulet), l’enjeu est ici aussi, de rappeler que le biologique et le social ne sont pas séparés en deux sphères distinctes, mais qu’ils s’engendrent mutuellement (Darmon ; 2021).

 

Références bibliographiques
Astier, I. Les nouvelles règles du social. Paris, PUF, Paris, 2007.
Bancilhon, J. « Les Harry’s, une pratique radiophonique singulière », Le Sociographe, (63), pp. 47-54, 2018.
Bautier, I. & Rayou P. Les inégalités d’apprentissage. Programmes, pratiques et malentendus scolaires. Presses Universitaires de France, Paris, 2009.
Bernstein, B. Pédagogie, contrôle symbolique et identités, Laval, Presses universitaires de Laval, 2007.
Boltanski, L. Chiapello, E. Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
Bonnéry, S. & Renard, F. « Des pratiques culturelles contre l’échec et le décrochage scolaires. Sociologie d’un détour. » Lien social et Politiques, (70), pp. 135–150, 2013.
Chamak, B. Controverses sur l’autisme, Paris, Eres, 2021.
Champagne, P., « La rupture avec les préconstructions spontanées ou savantes », in Patrick
Champagne, Rémi Lenoir, Louis Pinto, Dominique Merllié, Initiation à la pratique sociologique,
Paris, Dunod, 1989, pp. 163-220.  
Darmon, M. Réparer les cerveaux. Sociologie des pertes et des récupérations post-AVC. La Découverte, Paris, 2021.
Davies, R. Le don de dyslexie, Paris, Desclée de Brouwer, 2012.
Dürler, H. L’autonomie obligatoire, Rennes, PUR, 2015.
Duvoux, N. L’Autonomie des assistés. Sociologie des politiques d’insertion. Paris, PUF, 2009.
Ebersold, S., Dupont, H. Evaluation des besoins, importunité scolaire et réinvention de l’inéducable. La Nouvelle Revue. Education et sociétés inclusives, (86), 65-78, 2019.
Ehrenberg, A. « L’idéal du potentiel caché. Le rétablissement, le rite et la socialisation du mal », Anthropologie & Santé [En ligne], 20, 2020.
Eloy, F. & Al, Comment la culture vient aux enfants : repenser les médiations, Ministère de la Culture - DEPS, 2021.
Fainzang, S. L’Automédication ou les mirages de l’autonomie, Paris, PUF, 2012.
Garcia, S. À l'école des dyslexiques. Naturaliser ou combattre l’échec scolaire ?, Paris, La Découverte, 2013.
Gardou, C. La société inclusive, parlons-en !, Paris, Eres, 2012.
Lahire, B. La construction de l’« autonomie » à l’école primaire. Entre savoirs et pouvoirs. Revue française de pédagogie, 135(1), pp. 151–161, 2001.
Lahire, B. Enfances de classes, Paris, Seuil, 2019.
Loffeier, I. « Une enfance sans avenir : de l’expérience d’un rapport pédagogique en maison de retraite », Gérontologie et Société, vol. 36/147, no. 4, pp. 121-133, 2013.
Monchatre, S. « De l'ouvrier à l'opérateur : chronique d'une conversion », Revue française de sociologie, vol. 45, no. 1, 2004, pp. 69-102.
Morel, S. La médicalisation de l’échec scolaire, Paris, La Dispute, 2014.
Oury, J. Chroniques de l’école-caserne, Paris, Maspero, 1972.
Passeron, J-C. Le raisonnement sociologique, Paris, Albin Michel, 2006.
Vitale, P. L’école et les savoirs scolaires, Rennes, PUR, 2022.
Zafiropoulos, M. Les arriérés : de l’asile à l’usine, Paris, Payot, 1981.

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