TRACHES

Travail Cancérogène Hémopathies et Effets Sociaux

COT Autre janvier 2023 - octobre 2024

Coordination

Travail cancérogène et effets sociaux des cancers. Les inégalités devant les hémopathies malignes d’origine professionnelle comme enjeu de santé publique

 

Ce projet de recherche s’inscrit dans le travail collectif engagé au sein du Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d'origine professionnelle dans le Vaucluse (GISCOP 84) et explore, à partir du cas d’étude des cancers hématologiques (35 000 cas incidents par an), les liens entre cancer professionnel et dynamique de fragilisation des classes populaires [Masclet, Amossé, Bernard et al., 2020].

Comptant pour un peu plus de la moitié de la population active [Siblot, Cartier, Coutant et al. 2019], les classes populaires sont les premières concerné·es par les transformations du marché du travail depuis les années 1980 (accroissement du chômage, flexibilisation, précarisation, intensification, etc.), le délitement des formes socialisées de protection sociale (attachées au salariat), la réduction des perspectives de mobilité sociale ascendante et, surtout, les expositions aux cancérogènes. Les premiers résultats de la recherche menée par le GISCOP 84 [Hunsmann & al., 2023] objectivent de manière nette les inégalités de classe et de genre générées par ces expositions et mettent notamment en lumière la concentration des situations de polyexposition sur les postes de travail occupés par le salariat d’exécution. Prenant acte de ces résultats, le présent projet entend explorer les effets socialement différenciés des cancers d’origine professionnelle sur les trajectoires sociales des ménages. En relation avec d’autres travaux en cours – en particulier ceux menés au LEST par Rémy Ponge , il cherche à comprendre comment les positions sociales dans l’appareil productif conditionnent les expositions aux cancérogènes et comment, en retour, les trajectoires d’exposition produisent de la vulnérabilité sociale. Le projet vise ainsi à explorer, dans la durée, les effets sociaux et sanitaires d’une épidémie qui ne dit pas son nom.

Quels sont les effets sur les conditions matérielles et symboliques de vie – et sur les déterminants sociaux de la santé – des cancers d’origine professionnelle pour les ménages qui en font l’expérience ? Comment « faire avec » les baisses de revenus, les pertes plus ou moins temporaires d’emploi, les difficultés à payer son loyer ou ses crédits, l’impossibilité momentanée ou pérenne de « faire tourner la boutique » ou l’exploitation familiale ? Comment assumer les charges afférentes aux études des enfants et/ou subvenir aux besoins des aïeuls à charge ? Comment assumer les coûts sociaux et financiers de la prise en charge de la maladie ? Comment les rôles (sociaux) de parents, de proches, d’ami·e·s sont-ils recomposés par l’expérience de la maladie professionnelle ? Le cas échéant, comment peut-on « se maintenir » après le décès (plus ou moins soudain et anticipé) d’un conjoint ou d’une conjointe ? Si la sociologie nous a beaucoup appris des « expériences du cancer » [Derbez & Rollin, 2016] et de sa dimension temporelle [Ménoret, 1999], la dimension professionnelle de la pathologie pose toutefois des questions spécifiques [Marchand, 2022] qui structurent cette recherche. Celle des retours au travail, largement traitée, se pose de manière différente quand il s’agit de réintégrer un poste exposant : comment reprendre un travail qui a rendu malade, obtenir un reclassement qui ne soit pas un déclassement, éviter ou faire avec un licenciement pour inaptitude ? Par ailleurs, le travail est au fondement des légitimités populaires, il est un « nœud capital des identités » et des univers sociaux des classes populaires [Schwartz, 2011]. La question se pose dès lors de savoir comment les identités sociales elles-mêmes sont mises en jeu par une pathologie professionnelle et comment ces tensions recomposent le rapport au travail.

S’il s’agit de mettre à l’épreuve de l’analyse empirique l’hypothèse d’un renforcement de la dynamique de fragilisation des classes populaires - sur fond de recul de l’État Social - lié au creusement des inégalités sociales par l’épidémie de cancers professionnels, la démarche invite également à explorer les logiques de différenciation sociale internes aux mondes populaires. Elle cherche à mieux comprendre comment des ménages appartenant à des fractions distinctes des classes populaires (en ascension, stabilisées, vulnérabilisées) vivent la maladie professionnelle. Elle engage aussi, enfin, à rendre compte des dynamiques de différenciation par genre et par générations. Pour y parvenir, l’enquête s’attache d’abord à documenter les conditions et modalités de reprise du travail avec et/ou après un cancer professionnel en les réarticulant à l’analyse des « carrières de patient·e·s » [Darmon, 2008] pour comprendre si, et comment – du diagnostic à la fin de traitement en passant par l’arrêt maladie longue durée – les carrières de patient·e·s requalifient le rapport au travail. Elle s’efforce ensuite de dérouler la pelote des inégalités au-delà des seules sphères du travail et de la santé pour entrer dans le « monde privé » des patient·e·s enquêté·e·s et décrire les effets de la maladie professionnelle dans la sphère domestique, notamment la manière dont les rôles sociaux peuvent être requalifiés par l’expérience de la maladie. Les rapports entre les sexes et la division du travail domestique, les relations familiales de proximité et l’intégration dans des réseaux de solidarité locaux ou, encore, les relations entre générations, sont autant d’aspects de la vie sociale des ménages qui peuvent se trouver déstabilisés par la maladie et qui méritent d’être interrogés pour mieux comprendre le devenir des patient·e·s atteint·e·s de cancer d’origine professionnelle.

Articulant les approches quantitatives et qualitatives, ce travail mobilise un matériaux empirique riche et inédit. Il s’appuie d’abord sur les entretiens semi-directifs et reconstitutions de parcours professionnel de patient·e·s atteint·e·s de cancers et que le collectif d’expertise du GISCOP 84 a estimé en droit d’engager une procédure de Demande de Reconnaissance en Maladie Professionnelle (n=176). Deux ou trois entretiens seront réalisés à plusieurs mois de distance avec celles et ceux qui, au moment de leur diagnostic, appartenaient à la catégorie des « actifs » (occupés ou non). Laissant de côté la question des parcours professionnels (déjà documentée) ces entretiens s’intéresseront d’abord aux trajectoires biographiques des enquêté·e·s pour saisir la manière dont joue tout ce qui, sans relever directement de la sphère professionnelle, conditionne pourtant les modalités d’occupation des positions successives dans une trajectoire professionnelle : le genre ou la qualification ethno-raciale (largement impensés, ou traités à part) ; le patrimoine économique hérité et l’alliance conjugale (qui déterminent largement le volume et la structure du capital économique et social), la situation familiale (le nombre d’enfants, taille de la fratrie), les carrières de patient·e·s. Ils documenteront à la fois les parcours de soin, les conditions de reprise ou de sortie du travail, les effets de la maladie aux plans économique, social et familial, pour donner à voir ce qu’un cancer professionnel fait à l’univers des possibles d’un foyer.

 

Références bibliographiques
Bernard, L., Masclet, O. & Schwartz, O. (2019). Introduction. Classes populaires d’aujourd’hui : Questions de morphologie et de styles de vie. Sociétés contemporaines, vol. 114, pp. 5-21.
Darmon M (2008), « La notion de carrière : un instrument interactionniste d'objectivation », Politix, vol. 82, no. 2, pp. 149-167.
Hunsmann, M. & l’équipe du GISCOP 84 (2023), « Poly-exposition aux cancérogènes et reconnaissance en maladie professionnelle : le cas des patients atteints de lymphome non hodgkinien. Premiers résultats de l’enquête GISCOP 84 », Droit Social, N° 2, février, pp. 120-129.
Marchand A. (2022), Mourir de son travail aujourd’hui. Enquête sur les cancers professionnels, Éditions de l’Atelier, 315 p.
MASCLET O., AMOSSE T., BERNARD L., et al. (2020), Être comme tout le monde. Employées et ouvriers dans la France contemporaine, Raisons d'agir, col. « Cours & travaux », 480 p.
Ménoret M. (1999), Les Temps du Cancer, éd. du CNRS, 237 p.
Siblot Y., Cartier M., Coutant I. et al. (2019) « Ouvriers et employés aujourd’hui. Une photo de classe », Savoir/Agir, 2 (N° 48), pp. 27-38.
Schwartz O. (2011), « Peut-on parler des classes populaires ? » https://laviedesidees.fr/Peut-on-parler-des-classes.html

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