Le 10 octobre 2022 a eu lieu au LEST la séance du Séminaire Général du laboratoire consacrée à la présentation de l'ouvrage "Travail e(s)t liberté", écrit par Mariagrazia Cairo, Enrico Donaggio, José Rose et récemment publié chez Erès.
A cette occasion, Lucie Chevalier, doctorante en sociologie à l'Université de Limoges et en co-direction au LEST, est intervenue avec une ample réflexion sur le sujet, qu'aujourd'hui nous partageons avec vous.
« Ma thèse porte sur un programme expérimental, financé par la région Nouvelle-Aquitaine et lancé en 2019. Ce programme vise à promouvoir de nouvelles formes d’organisation du travail et du management au sein d’un secteur en crise du fait, entre autres, des difficultés de recrutement qu’il rencontre. J’ai donc été particulièrement sensible à cet ouvrage, qui est venu éclairer des débats internes qui m’animaient depuis quasiment le démarrage de cette recherche : alors que d’un côté les difficultés des professionnelles1 de l’aide à domicile sont bien identifiées (Devetter, 2018) et situées principalement du côté des conditions de travail et d’emploi, les formations proposées dans le programme de la région Nouvelle-Aquitaine proposent davantage une sensibilisation au développement personnel et incitent à une autonomisation et une responsabilisation des salariées. Un premier réflexe de sociologie critique serait de voir dans ces propositions, au pire un leurre visant à convertir ces professionnelles à l’acceptation de leurs conditions de travail, au mieux une méconnaissance des formateur·ices sur les réalités du secteur qu’ils tendent à vouloir réformer.
Or, l’ouvrage « Travail e(s)t liberté ? », fruit d’un travail collectif et pluridisciplinaire, propose justement de dépasser les oppositions et dichotomies entre travail libérateur d’un côté et travail aliénant de l’autre. On apprécie la profondeur de l’ouvrage, son aspect pluridisciplinaire, qui n’est sans doute pas chose facile tant peuvent se crisper les regards sur cet objet qu’est le travail, tantôt critiqué, tantôt encensé. Les chapitres collectifs correspondant à l’ouverture, aux perspectives ou encore à la conclusion résument les débats actuels en s’affranchissant des querelles de clocher, et permettent d’ouvrir de nombreux horizons.
Dans le cadre de ma thèse, la question de la liberté au travail est posée de façon centrale, soit qu’elle soit pleinement assumée dans un parcours de formation dédié aux entreprises libérées, soit dans la proposition faite aux dirigeant.es de confier davantage d’autonomie aux salariées.
La première partie de l’ouvrage offre un effort non négligeable de clarification des notions de travail et de liberté et qui décline leurs différentes facettes. Cela permet de venir préciser les formes que peut prendre la liberté ainsi vantée : libérer le travail ? se libérer du travail ? se libérer par le travail ? se libérer dans le travail ? avec, toujours en toile de fond, la question du partage du pouvoir, mais aussi des conditions nécessaires à cette libération.
L’ouvrage apporte d’autres contributions à ce débat sur la liberté : ne faut-il pas davantage parler de démocratiser le travail ? de l’humaniser ?
Enfin, de manière générale je me suis interrogée sur le terme même « d’utopie », régulièrement utilisé au cours de cet ouvrage. Dans mes travaux de recherche, c’est davantage le terme « d’innovation » qui est mobilisé pour évoquer des futurs souhaitables pour le travail : « innovation managériale », « innovation organisationnelle » … Quelle est la différence entre ces deux termes ? Je formule plusieurs hypothèses : l’une portant sur le caractère « entrepreneurial » de l’innovation, tandis que l’utopie serait plutôt située du côté de l’espace politique et militant. Une autre hypothèse porte sur le caractère concret et matériel : l’innovation serait effectivement testée tandis que l’utopie resterait du côté de l’imaginaire et du mental. Enfin, il me semble que l’innovation pourrait davantage s’incarner dans le discours de la critique artiste, tandis que l’utopie s’inscrirait dans un discours plutôt situé du côté de la critique sociale (Boltanski et Chiapello, 1999).
Sans paraphraser la présentation faite en début de séminaire, je voulais revenir sur des points qui ont attiré mon attention. Mes réflexions et questions portent davantage sur certains articles en particulier, qui n’ont pas nécessairement été écrits par vous, elles n’ont pas vocation à avoir des réponses précises mais à ouvrir le débat et peut être à susciter des échanges dans le groupe.
- Dans l’article de Christophe Dejours d’abord. Intitulé « Le travail entre aliénation et émancipation », ce chapitre revient sur une différenciation entre aliénation, émancipation, servitude volontaire dans plusieurs champs disciplinaires et invite à penser « démocratie délibérative – qui permettrait l’émancipation dans l’entreprise – et démocratie participative – qui permettrait l’émancipation dans la société. » L’auteur indique par ailleurs que pour que le travail soit un médiateur de l’émancipation, « cela dépend en fin de compte de l’organisation du travail ». Je voulais revenir sur cette dimension d’organisation du travail, pour savoir quel regard vous portiez sur celle-ci, qui est régulièrement convoquée par l’Agence Nationale de l’Amélioration des Conditions de Travail (ANACT) par exemple. Une autre organisation du travail permet-elle de résoudre à elle seule les questions de démocratie en entreprise ? Comment parvenir à concevoir l’organisation du travail sans la couper du monde social extérieur ?
- Dans l’article d’Emmanuel Renault ensuite, « Démocratiser le travail », j’ai été sensible à la précision sur les caractères individuels de l’exercice du pouvoir et de la responsabilité. L’auteur indique notamment que « certaines circonstances » ne rendent pas toujours accessibles les modalités de participation dans l’entreprise, et en reflet, dans la société. Ce qui m’amène à me demander si, malgré une organisation du travail démocratique, cette modalité de participation peut être partagée ou si nous sommes condamnés à voir toujours celles et ceux dotés du plus grand nombre de capitaux profiter de ces aménagements en laissant les plus précaires sur le bord de la route.
- Troisième point, l’article de Daniele Linhart, « Entreprise libérée, salariés toujours subordonnés ». Dans le programme que j’étudie, l’un des parcours proposés aux dirigeants correspond à celui de l’entreprise libérée, aussi j’ai été attentive à la lecture de ce chapitre. Ces réflexions m’ont amenée à m’interroger sur la notion d’autonomie : de quelle autonomie parle-t-on ? Sarah Bernard dans son dernier ouvrage sur le salariat parle « d’autonomie pour l’organisation » (S. Bernard, 2020). Dans l’aide à domicile que j’étudie, l’autonomie est présentée comme un horizon souhaitable dans les nouvelles organisations, alors mêmes que ces dernières effectuent un travail en toute autonomie au domicile de celles·ceux dont elles s’occupent.
Autre réflexion, sur le contrat de travail : celui-ci comporte nécessairement un aspect de subordination, est-ce qu’il ne faudrait pas commencer par s’interroger sur le format juridique de ce dernier avant de penser à modifier les organisations de travail ? Ou bien est-ce justement là qu’est le « leurre », à savoir « dire que l’on va libérer le travail » tout en ne touchant justement pas à la subordination hiérarchique induite par ce contrat. Enfin, cet article a fait écho à mes observations de terrain qui portent plus particulièrement sur la place des encadrant.es intermédiaires. Dans le cas des entreprises libérées, et je l’observe aussi sur mon terrain, les EI sont les plus « menacés », à moyen ou long terme, par ces organisations « libérées ». Aussi je m’interroge sur l’universalité du bien-fondé de ces nouvelles organisations : profitent-elles vraiment à tout le monde ?
- Enfin, j’ai été aussi sensible à l’article d’Isabelle Berrebi Hoffmann, « Entre utopie et histoire. Travail et liberté dans le numérique » et notamment à son tableau récapitulatif des différentes formes d’autonomie et de participation, allant de la SCOP à l’entreprise libérée. Je me demandais s’il était possible d’envisager un « espace » de la réforme du travail, où se réuniraient et s’opposeraient les différents modèles d’organisation du travail et ceux qui les portent.
Après lecture de cet ouvrage, il reste une interrogation davantage philosophique sur ces utopies possibles et souhaitables, et sur ces allers retours entre société et travail : par où doit commencer la libération, pour qu’elle advienne dans un sens ou dans l’autre ? Le travail « libéré » permettrait-il l’avènement de plus de démocratie citoyenne, ou est-ce à la démocratie de montrer l’exemple au monde du travail ? »
(Propos de LC recueillis par Marie Di Nardo)
Note
1 Compte tenu de la très grande majorité de femmes exerçant ce métier, il est fait le choix ici d’utiliser le féminin.